Le serpent de mer de la fermeture de Fessenheim

Le serpent de mer de la fermeture de Fessenheim

Comment la juridiction administrative française a laissé fonctionner une centrale vieillissante construite dans une zone sismique, 8m en contrebas du canal, sur la nappe d’eau phréatique la plus importante d’Europe..

Présentation de l'affaire par Corinne Lepage

La centrale de Fessenheim en 1979

Date de l'affaire

Début en 2006

Le cas

C’est en 2006 que débute le procès de Fessenheim. L’Association Trinationale de Protection Nucléaire (ci-après « ATPN »), dont le siège est à Bâle en Suisse, regroupe de très nombreuses villes allemandes, suisses et quelques collectivités françaises ainsi que des associations. Elle représente près d’un million de personnes. Alors que se posait la question de la prolongation des autorisations de fonctionnement des deux réacteurs de Fessenheim pour 10 ans de plus, la procédure a commencé par une demande de communication de pièces administratives sur les rejets liquides réels de la centrale de Fessenheim. En effet, cette centrale était la seule en France à l’époque à ne pas disposer d’autorisations de rejets liquides chimiques, et à fonctionner sur la base d’autorisations de prise et rejet d’eau datant de 1974 ainsi que de rejet d’effluents gazeux datant de 1977 et dont le contenu est dérisoire par rapport aux obligations légales et réglementaires actuelles.
Après un passage par la CADA, et en raison de la demande de communication de pièces antérieure à l’application de la loi du 13 juin 2006 (qui aurait exclu cette communication), les documents concernant les rejets de la centrale ont été fournis. Ils faisaient apparaître, d’une part, qu’aucune autorisation n’avait effectivement été délivrée en dehors de celle de 1974, que beaucoup de produits n’étaient pas mesurés puisqu’aucun texte réglementaire n’en faisait l’obligation à la société EDF, et d’autre part, que certains rejets étaient massifs par rapport aux autres centrales. C’est dans ces conditions que l’association ATPN demandait par courrier en date du 29 juillet 2008 au Premier ministre et au ministre de l’écologie d’ordonner la mise à l’arrêt définitive de la centrale en raison des risques sismiques, d’inondation, de vieillissement qu’elle générait et de l’absence d’autorisation de rejets chimiques.
Dans sa réponse devant le tribunal administratif de Strasbourg, la société EDF prétendra qu’aucune autorisation n’était nécessaire car elle aurait bénéficié de droits acquis. Par jugement en date du 9 mars 2011, soit 48 heures avant l’accident nucléaire de Fukushima, le tribunal rejetait la requête mais reconnaissait que la société EDF était dans l’illégalité du fait de l’absence d’autorisation de rejets chimiques. Considérant qu’un dossier de demande avait été déposé en 2009 et qu’il était en cours d’instruction, le tribunal a estimé que la preuve d’un risque grave n’était pas établie. (Lien avec le jugement) Après la catastrophe de Fukushima et le constat que la centrale de Fessenheim était soumise au double risque de tremblement de terre et d’inondation, dont le cumul n’avait jamais été envisagé, l’association ATPN demandait à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) la suspension immédiate et complète du fonctionnement de la centrale nucléaire de Fessenheim. Parallèlement, un appel avait été interjeté du jugement rendu par le tribunal administratif de Strasbourg, et une requête transmise également au Conseil d’État.
En 2012, le Président de la République, François Hollande, annonçait son intention de fermer la centrale nucléaire de Fessenheim avant la fin de son quinquennat. Dans ces conditions, l’association ATPN sollicitait un non-lieu à statuer puisque la fermeture était décidée et que l’association ne demandait rien d’autre. Or, contre toute attente, et c’est ce qui explique l’imbroglio juridique actuel dont nous ne sommes aucunement sortis, le ministère de l’écologie concluait qu’il s’agissait d’une décision politique et non pas juridique, et que par voie de conséquence il n’y avait aucunement lieu de constater un non-lieu à statuer. Il va de soi que si le gouvernement n’avait pas aligné sa position sur celle de la société EDF, la décision de fermeture aurait été entérinée par le juge administratif et l’État n’aurait pas été contraint de laisser supposer que la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim était une décision purement politique entraînant en tant que telle une indemnisation pour l’exploitant.

Le rôle du Conseil d'Etat

Le Conseil d’État, après avoir nommé un président de sous-section chargée de juger l’affaire, a rejeté, par un arrêt en date du 28 juin 2013, la requête en considérant qu’il n’y avait aucun risque grave à Fessenheim et validant l’arrêté préfectoral de mai 1972 autorisant la prise d’eau et le rejet dans le Grand Canal d’Alsace, l’arrêté d’avril 1974 autorisant Electricité de France à rejeter des effluents dans le Canal d’Alsace et l’arrêté de novembre 1977 portant autorisation de rejet d’effluents radioactifs liquides.
C’est dommage pour la crédibilité du Conseil d’État. En effet, depuis lors, des arrêtés de rejets ont été pris car ils étaient indispensables. Le contrôle de leur légalité est actuellement soumis devant juge administratif dans la mesure où pour de nombreux produits toxiques, ils dépassent les normes autorisées et bénéficient de dérogations totalement infondées. De plus, un des réacteurs est totalement à l’arrêt depuis près de deux ans en raison des anomalies de conception affectant le générateur de vapeur n°335 du réacteur n°2, quant au second il a été arrêté à de nombreuses reprises. Le contentieux continue malgré la fermeture annoncée de la centrale nucléaire de Fessenheim, prévue dans un décret en date du 8 avril 2017 portant abrogation de l’autorisation d’exploiter la centrale nucléaire de Fessenheim, qui reste subordonnée à l’ouverture de l’EPR de Flamanville 3, laquelle est encore aléatoire.

Que peut-on retenir de cette saga ?

Le dossier de Fessenheim est peut-être le plus emblématique dans la manière dont le nucléaire reste en France hors du droit, même en 2018. Voilà, une centrale nucléaire soumise à un risque sismique très fort et sous-évalué, construit à 8 m en dessous du Grand Canal d’Alsace, avec un radier d’1m50 renforcé de 50 cm au prix de travaux élevés (rappelons que le radier de Fukushima était de 8m et que le cœur a fondu et l’a transpercé), qui rejette des produits radioactifs et chimiques dans des proportions très supérieures à ce qui est autorisé pour les autres centrales, qui ne possède pas de tour de réfrigération et qui est donc très sensible à l’élévation de température (rappelons-nous qu’en 2016, EDF avait été obligé d’utiliser des lances d’incendie pour refroidir le réacteur), qui augmente très sensiblement la température du Rhin l’été. Peu importe. La première leçon est qu’il aura fallu la découverte des très graves anomalies du générateur de vapeur, à la suite de l’enquête pénale menée au Creusot, pour que la société EDF soit enfin contrainte d’arrêter une des cuves. Cependant, elle prétend toujours continuer l’exploitation de ce réacteur dont la mise en service date de 1978, c’est-à-dire qui dépasse désormais les 40 ans d’âge. Autrement dit, la centrale nucléaire Fessenheim apporte une preuve flagrante de ce que la sûreté et la sécurité nucléaires ne sont pas prioritaires en France.
La deuxième leçon à retenir est qu’une fois de plus, les promesses n’engagent que ceux qui y croient et que dans une procédure judiciaire, l’État est capable de dire que ce qu’il s’est engagé politiquement à faire, sans que cela ne l’engage juridiquement. Et de fait, en 2018, Fessenheim n’est toujours pas fermé. Cela pose donc une très sérieuse question quant au pouvoir réel de l’autorité politique sur l’industrie nucléaire.
La troisième leçon à retenir est le fait que le Conseil d’État continue à faire de la défense du nucléaire une priorité absolue qui l’emporte sur les règles de droit. Il en va particulièrement ainsi s’agissant de la question de l’eau dont le tribunal administratif de Strasbourg en date de 2014 (req. N°1300813) avait très clairement jugé la situation illégale, le Conseil d’État refusant ouvertement de le constater pour s’abriter derrière de prétendue absence de risques liés à la pollution de l’eau, sujet qui n’était pas en débat.

Quel est l’impact actuel de ces décisions ?

La position de la juridiction administrative impose de constater que l’État de droit administratif ne fonctionne pas dès lors qu’il s’agit de centrales nucléaires. D’où la nécessité de se présenter devant le juge pénal pour les infractions de droit commun ou les infractions propres au droit nucléaire, et de rechercher les violations au droit européen pour tenter d’attraire la France devant la Cour de Justice de l’union européenne.
Le cas de Fessenheim, qui expose la France au mécontentement de ses voisins, mécontentement qui ne va que croître avec l’arrêt de l’exploitation du nucléaire en Europe, mises à part la France et l’Angleterre, donne une image catastrophique de la manière dont le droit ne peut s’appliquer en France en matière nucléaire, ce qui n’est que le reflet de l’inapplication des règles de jeu habituelles dans tous les autres domaines notamment économique et financier. C’est bien dommage car si le juge avait fait son office, les contribuables français auraient été gagnants, les citoyens français européens sécurisés et l’industrie nucléaire contrainte d’enfiler les habits contemporains d’une entreprise qui ne compte pas sur les impôts pour assurer sa pérennité et qui ne met pas délibérément en péril son l’environnement.

La décision de justice :