L’affaire de la Tioxide ou comment l’Etat peut mettre par terre sans y toucher directement des procédures fondées en droit et en fait ?

L'affaire de la Tioxide ou comment l’Etat peut mettre par terre sans y toucher directement des procédures fondées en droit et en fait ?

Pour décrire les rejets de l’usine de Tioxide qui était installée près de Calais au bord de la Manche, il suffit de se référer à l’affaire Thann et Mulhouse et les pêcheurs de la Baie de Seine, comme dans l’affaire dite des boues rouges de la Montedison (on consultera notre ouvrage « Avocat pour l’environnement, les grandes batailles » LexiNexis 2013 p. 49 et s).

En fait, l’usine Tioxide de Calais produisait deux fois que l’usine de Thann et Mulhouse du Havre.

Ayant relevé l’importance pour eux des procès de la Montedison et de la Société Thann et Mulhouse, les marins pêcheurs de Grand-Fort-Philippe, soutenus par la Ville de Grand-Fort-Philippe, se sont constitués en Association.

Le cas

Deux procédures furent mises en place suivant la tactique dite de la tenaille que nous avons évoquée à plusieurs reprises, c’est-à-dire l’ouverture simultanée d’une procédure pénale et d’une procédure administrative.
Les Juges de première instance nous me donnèrent raison puisqu’un jugement du Tribunal Administratif de Lille réuni en Assemblée obligea la Société Tioxide à réviser ses autorisations et à réduire sa production et par conséquent ses rejets.
Le raisonnement était simple, la réglementation prévoyait que l’excès du potentiel d’hydrogène lié aux rejets chimiques massifs et en particulier d’acide sulfurique, devait être neutralisé et les mesures effectuées à une distance de plus de 150 m du point de rejet devaient être comprises nécessairement à l’intérieur des limites prescrites par une instruction ministérielle datant du 6 Juin 1953 (qui commandait à l’époque toutes les procédures de rejet des installations classées).
Pour que le PH soit neutre, il fallait qu’il respecte la fourchette 6,5-8,5.
Mais tel n’était pas le cas et les relevés obligatoires effectués par l’administration nous avaient informés de ce fait.
C’est donc sans difficulté que le Juge d’instruction de Boulogne sur Mer décida sur plainte avec constitution de partie civile, d’ouvrir une information pour pollution de la mer.
L’une des difficultés majeures consistait effectivement à trouver un Expert suffisamment compétent dans le ressort du Tribunal. L’Institut supérieur des pêches maritimes ne pouvant être retenu car il est un Institut d’Etat et les différents laboratoires connus sur le sujet n’étaient pas extraordinairement pointus.
C’est alors que le Juge d’instruction désigna finalement un laboratoire privé, le laboratoire de Wimereux qui avait déjà travaillé abondamment sur le sujet.
Les inculpations devaient intervenir, la procédure pénale s’enclenchait.
Tout était en place pour arriver à une situation acceptable qui aurait abouti, effectivement, à un règlement amiable à long terme favorable à l’environnement, comme cela s’était vu dans l’affaire de la Rosselle (voir cette affaire).
Mais, catastrophe, il se trouva que dans le courant du mois de Juillet 1980, nous fûmes convoqués effectivement par le Juge d’instruction qui déplora le fait que le document recueillant la prestation de serment des Experts qu’il avait nommés avait purement et simplement disparu pendant la période des vacances.
Faute d’un document de ce type, la procédure d’expertise était nulle.
La Chambre d’accusation de la Cour d’Appel de Douai, tout en regrettant cette erreur lamentable, ne peut qu’annuler toute la procédure.
Toute plaidoirie était inutile, il fallait tout recommencer ; des années de travail étaient anéanties.
On peut se poser la question de savoir si la pièce a été égarée ou a été volée. L’idée d’engager la responsabilité de la justice dans un tel cas et se lancer dans une nouvelle procédure est vaine ; en effet, il s’agit ici de personnes qui sont déjà victimes de la pollution et qui souffrent de pertes et de dommages, il n’est pas sérieux de les engager dans un tel sens.
Le dispositif d’attaque du dossier s’épuisait et finalement disparaissait.
Quelques années plus tard, en 1985, le Conseil d’Etat se saisit de l’appel du jugement du Tribunal Administratif annulant les autorisations de la Société Tioxide. Pour donner satisfaction à celle-ci, le Conseil d’Etat considéra tout simplement que la circulaire du 30 Juillet 1953 sur laquelle les premiers Juges avaient fondé leur décision n’avait aucune valeur réglementaire.
Il faut ici s’élever devant une telle constatation car, effectivement, de 1953 jusqu’à 1985, date de l’arrêt du Conseil d’Etat, toutes les autorisations de rejet dans le milieu aquatique ont été systématiquement fondées sur ce texte qu’il s’agisse de rejets dans le milieu aquatique d’eau douce ou d’eau de mer.
Ainsi, pour sauver la Société Tioxide, le Conseil d’Etat n’a pas hésité à anéantir purement et simplement d’une certaine façon toutes les autorisations de dizaines et de centaines d’industries auxquelles on avait imposé ce texte.
Les marins pêcheurs de Grand-Fort-Philippe n’avaient pas la force de bloquer le port du Havre ou de bloquer les régates de Deauville-Trouville et la procédure s’enfonça purement et simplement dans le sable.
Le seul mérite de la procédure mise en place empêcha la délivrance de nouvelles autorisations de rejet.
Mais ce n’est pas ce qu’il faut retenir seulement de cette affaire.

Les enseignements

Ici, ce qu’il faut retenir c’est qu’effectivement, à cette époque les juridictions supérieures ne suivaient pas du tout sur la question environnementale ; on a déjà indiqué qu’il a fallu attendre 30 ans pour que le dommage écologique soit reconnu par la Cour de Cassation dans l’affaire de l’Erika ; il fallait et il faut compter effectivement sur la sensibilité des Juges de première instance aux questions sociales et environnementales. Mais tout n’est pas là, il faut savoir que l’Etat n’est pas un honnête homme et quelques fois ses juridictions ne brillent pas.
Pour écarter des contentieux importants, le Conseil d’Etat n’hésite pas à recourir à des subterfuges. Par exemple, un requérant qui pose une question délicate peut être écarté du contentieux au motif qu’il n’aurait pas intérêt pour agir ; c’est ce moyen qui fut opposé à F. BAYROU dans le contentieux de la privatisation des autoroutes.
Notre opinion est que pour éviter ces inconvénients et ces difficultés, il n’y a plus de solution autre aujourd’hui que celle de reconnaître un Juge supérieur unique.
La Cour de Cassation et le Conseil d’Etat (qui exerce également les fonctions de Conseiller du Gouvernement), ne devraient pas continuer à coexister séparément mais se rassembler dans une Cour suprême ; les magistrats administratifs ne devraient pas continuer à exercer des fonctions consultatives, fonction que le Conseil d’Etat (alors le bien nommé), dépourvu de ses Juges, pourrait poursuivre de son côté.
Dans le même ordre d’idée, le Conseil Constitutionnel devrait faire moins de place aux hommes politiques qu’aux juristes.
En fait, lors du mécanisme que l’on appelle l’exception d’inconstitutionnalité ou celui de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, les Juges supérieurs sont saisis de la constitutionnalité des textes qu’ils ont fait adopter ou qu’ils ont conseillés ou conduits.
C’est tout le rapport au droit qui est ici en cause.
Cette situation n’existe pas en droit international de l’environnement, car dans ce domaine, on voit prospérer les grandes décisions de justice rendues par des Juges indépendants notamment par exemple dans l’affaire du Costa Rica contre l’Honduras dans laquelle le dommage écologique a été consacré.
Finalement et à l’avenir, c’est le Juge international qui probablement devra en matière d’environnement dicter sa conduite au Juge interne qu’il soit constitutionnel ou non.
Aujourd’hui, c’est bien l’unité du droit qui compte.
La bataille qui s’engage ne devrait plus être celle dans laquelle on parle seulement de droit de l’environnement, Etat par Etat, mais surtout de Devoir vis-à-vis de l’environnement et vis-à-vis de humanité toute entière ; c’est en fait le sens précis qui s’attache à la publication de la Déclaration des Droits de l’Humanité qui a fait l’objet d’études approfondies de 16 Professeurs de droit (voir la Déclaration des Droits de l’Humanité, commentée article par article sous la direction de Fabrice PICOD et Christian HUGLO, Editions Bruylant 2018).
La Déclaration des Droits de l’Humanité contient 16 articles, 4 principes, 6 droits pour l’humanité et 6 devoirs.
Ce texte, de droits souples, remonte de la base vers le haut comme ont essayé de le faire les Juges de première instance dans les grandes affaires de pollution qui se sont déroulées dans les années 70 et 80 au moment où le droit de l’environnement était en formation et bien avant la publication du Code de l’Environnement postérieur aux années 2000.
L’avenir, s’il veut être inspiré, se tournera de ce côté.