Depuis son arrêt d’assemblée du 13 juillet 2016 (CE, Ass., 13 juillet 2016, Czabaj, n° 387763), le Conseil d’Etat ne cesse, au nom de la sécurité juridique, de restreindre le droit au recours.
Par un considérant devenu aujourd’hui malheureusement classique, le Conseil d’Etat considère que le principe de sécurité juridique fait obstacle à ce que puisse être contestée au-delà d’un délai « raisonnable » d’un an une décision administrative individuelle explicite notifiée à son destinataire ou dont celui-ci a eu connaissance nonobstant le fait que cette décision soit dépourvue de l’information relative aux droits et délais de recours. Cette importante évolution jurisprudentielle n’a pourtant fait l’objet d’aucune modulation dans le temps et s’applique donc aux instances en cours.
Depuis lors, l’extension de cette jurisprudence apparaît inexorable.
Le Conseil d’Etat a tout d’abord appliqué cette jurisprudence à la matière fiscale (CE, 31 mars 2017, Ministre des finances et des comptes publics c/ Amar, n°389842) où le Conseil d’Etat a considéré que « dans le cas où le recours juridictionnel doit obligatoirement être précédé d’un recours administratif, celui-ci doit être exercé, comme doit l’être le recours juridictionnel, dans un délai raisonnable ». Dorénavant, les contestations relatives au recouvrement des impôts, taxes, redevances et sommes dont la perception incombe aux comptables publics doivent se faire dans l’année suivant la notification de l’acte ou la date à laquelle il est établi que le contribuable en a eu connaissance.
Cette jurisprudence a, par la suite, été étendue à la matière indemnitaire.
Le Conseil d’Etat a adapté sa jurisprudence Lafon (CE, sect., 2 mai 1959, Lebon 282 ; v. également : CE, sect., 2 juill. 1965, n° 61759, Delobel, Rec. CE, p.410 ; CE, sect., 5 janv. 1966, n° 59552, Mlle Gacon, Rec. CE, p.4 ; CE, sect., 10 juin 1966, n° 59165, Brasselet, Rec. CE, p. 394) aux termes de laquelle l’expiration du délai permettant d’introduire un recours en annulation contre une décision expresse dont l’objet est purement pécuniaire fait obstacle à ce que soient présentées des conclusions indemnitaires ayant la même portée à l’aune du délai raisonnable. Désormais, une décision expresse à objet purement pécuniaire ne peut plus être contestée que dans le « délai raisonnable » d’un an à compter du jour de sa notification ou du jour où il est établi que son destinataire en a eu connaissance nonobstant que celle-ci ne mentionnait aucune voie ni délais de recours (CE, 9 mars 2018, Communauté de communes du Pays roussillonnais, n°405355).
Le Conseil d’Etat a également fait application de la jurisprudence Czabaj en matière de titres exécutoires en considérant, d’une part, que « sauf circonstances particulières dont se prévaudrait son destinataire, le délai raisonnable ne saurait excéder un an à compter de la date à laquelle le titre, ou à défaut, le premier acte procédant de ce titre ou un acte de poursuite a été notifié au débiteur ou porté à sa connaissance » et, d’autre part, que le « débiteur qui saisit la juridiction judiciaire, alors que la juridiction administrative était compétente, conserve le bénéfice de ce délai raisonnable dès lors qu’il a introduit cette instance avant son expiration. Un nouveau délai de deux mois est décompté à partir de la notification ou de la signification du jugement par lequel la juridiction judiciaire s’est déclarée incompétente » (CE, 9 mars 2018, Société Sanicorse, n°401386).
Cette jurisprudence a été également étendue aux recours contre les décisions d’urbanisme. Dans les cas où l’affichage du permis ou de la déclaration, n’a pas fait courir le délai de recours, le recours contentieux ne saurait être présenté dans un délai excédant un an à compter du premier jour de la période continue de deux mois d’affichage sur le terrain (CE, 9 novembre 2018, M. B.C, n°409872).
En dernier lieu, par un arrêt du 18 mars 2019, le Conseil d’Etat a élargi le champ de sa jurisprudence Czabaj au contentieux des décisions implicites (CE, 18 mars 2019, M. A.B, n°417270), revenant ainsi sur sa jurisprudence Demoiselle Gacon où le Conseil d’Etat considérait qu’en l’absence d’une décision expresse aucune forclusion ne pouvait être opposée à une demande indemnitaire alors que le requérant avait pu saisir le juge du plein-contentieux d’un recours dirigé contre une décision implicite qui aurait pu également faire l’objet d’un recours devant le juge de l’excès de pouvoir dans le délai imparti et que ce délai était écoulé (CE, sect., 5 janv. 1966, Mlle Gacon, précité).
Désormais, le Conseil d’Etat considère qu’une décision implicite de rejet née du silence gardé par l’administration sur une demande présentée devant elle, lorsqu’il est établi que le demandeur a eu connaissance de la décision ne pouvait être contestée au-delà d’un délai raisonnable d’un an. Toutefois, le Conseil d’Etat ajoute que la preuve d’une telle connaissance ne saurait résulter du seul écoulement du temps depuis la présentation de la demande. Elle peut en revanche résulter de ce qu’il est établi, soit que l’intéressé a été clairement informé des conditions de naissance d’une décision implicite lors de la présentation de sa demande, soit que la décision a par la suite été expressément mentionnée au cours de ses échanges avec l’administration, notamment à l’occasion d’un recours gracieux dirigé contre cette décision. Le demandeur, s’il n’a pas été informé des voies et délais de recours dans les conditions prévues par l’article 19 de la loi du 12 avril 2000 codifié aujourd’hui à l’article L.112-6 du code des relations entre le public et l’administration, dispose alors, pour saisir le juge, d’un « délai raisonnable » qui court, dans la première hypothèse, de la date de naissance de la décision implicite et, dans la seconde, de la date de l’événement établissant qu’il a eu connaissance de la décision.
Dans ses conclusions sur l’arrêt Communauté de communes du pays roussillonnais précité, le rapporteur public Vincent Daumas déplorait le fait que le Conseil d’Etat n’ait pas jugé utile « – et c’est sans doute regrettable – de moduler les effets dans le temps » de la jurisprudence Czabaj (concl. V Daumas, p.5).
Cette situation est d’autant plus regrettable que le Conseil d’Etat n’ignore pas que le principe de sécurité juridique implique, le cas échéant, de fixer une période transitoire à l’occasion de l’introduction de règles nouvelles.
Le Conseil d’Etat considère ainsi que le pouvoir réglementaire doit édicter des mesures transitoires qu’impliquent une réglementation nouvelle notamment lorsque les règles nouvelles sont susceptibles de porter une atteinte excessive à des situations contractuelles en cours qui ont été légalement nouées (CE, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG et Société Ernst & Young, Rec. CE, p. 154). Le Conseil d’Etat accepte également, sur le même fondement, de différer dans le temps les effets d’une annulation contentieuse (CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC !, Rec. CE, p. 197).
Le Conseil d’Etat avait enfin accepté de différer dans le temps les effets d’une jurisprudence nouvelle à l’occasion de la création du recours de plein contentieux des concurrents évincés à l’encontre d’un contrat en considérant qu’ « eu égard à l’impératif de sécurité juridique tenant à ce qu’il ne soit pas porté une atteinte excessive aux relations contractuelles en cours et sous réserve des actions en justice ayant le même objet et déjà engagées avant la date de lecture de la présente décision, le recours ci-dessus défini ne pourra être exercé qu’à l’encontre des contrats dont la procédure de passation a été engagée postérieurement à cette date » (CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisation, Rec. CE, p. 130).
S’agissant de la jurisprudence Czabaj et de ses nombreux corollaires, il est effectivement hautement déplorable que le Conseil d’Etat ne s’applique pas à lui-même le principe de sécurité juridique qu’il applique pourtant aux autres contrairement à l’adage bien connu Tu patere legem quam ipse fecisti.
L’application immédiate de ces règles nouvelles pourtant inconnues au jour où les requérants ont intenté leur action a pour effet de rendre ces dernières irrecevables en raison de l’édiction d’une règle prétorienne nouvelle, faisant ainsi fi de l’ensemble des contestations contentieuses introduites à la date de l’intervention des décisions du Conseil d’Etat.
Pourtant, les exigences du principe de sécurité juridique ne sauraient être à sens unique et la Haute juridiction administrative ne saurait, à nouveau, ignorer pour elle-même les règles qu’elle applique à autrui.
Benjamin HUGLO
Docteur en droit